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pour d’autres, me garantissoit d’elle & de tout son sexe. En un mot, j’étois sage parce que je l’aimois. Sur ces effets que je rends mal, dise qui pourra de quelle espece étoit mon attachement pour elle. Pour moi tout ce que j’en puis dire est que s’il paroît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paroîtra beaucoup plus.

Je passois mon tems le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisoient le moins. C’étoient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire ; c’étoient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venoient des foules de passans, de mendians, de visites de toute espece. Il falloit entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frere lay. Je pestois, je grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle qui prenoit tout en gaieté, mes fureurs la faisoient rire aux larmes, & ce qui la faisoit rire encore plus étoit de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvois moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avois le plaisir de grogner étoient charmans, & s’il survenoit un nouvel importun durant la querelle, elle en savoit encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite & me jetant des coups-d’œil pour lesquels je l’aurois volontiers battue. Elle avoit peine à s’abstenir d’éclater en me voyant contraint & retenu par la bienséance lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon cœur & même en dépit de moi, je trouvois tout cela très-comique.

Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusoit pourtant, parce