Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/146

Cette page n’a pas encore été corrigée

morceau. J’aurois dîné trois fois dans cet intervalle : mon repas étoit fait long-tems avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençois de compagnie ; aussi je mangeois pour deux & ne m’en trouvois pas plus mal. Enfin je me livrois d’autant plus au doux sentiment du bien-être que j’éprouvois auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouissois n’étoit mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires, je les supposois en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai retrouvé les mêmes agrémens dans sa maison par la suite ; mais, plus instruit de sa situation réelle & voyant qu’ils anticipoient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à pure perte : je n’ai jamais pu l’éviter.

Dès le premier jour la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom, Maman fut le sien, & toujours nous demeurâmes Petit & Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manieres & sur-tout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des meres qui jamais ne chercha son plaisir mais toujours mon bien ; & si les sens entrerent dans mon attachement pour elle, ce n’étoit pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une Maman jeune & jolie qu’il m’étoit délicieux de caresser ; je dis, caresser au pied de la lettre ; car jamais elle n’imagina de m’épargner