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sera d’autant plus énergique, quel’animal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant ; or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement. C’est la raison qui engendre l’amour-propre, & c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne & l’afflige. C’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : Péris, si tu veux ; je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entiere qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, & qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles & s’argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet admirable talent ; & faute de sagesse & de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne ; c’est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les combattans, & qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger.

Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espece. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de loix, de mœurs & de