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songer au tems qui dût s’écouler avant que le sens des mots d’autorité & de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs & d’orgueil, ont transporté à l’état de nature des idées qu’ils avoient prises dans la société ; ils parloient de l’homme sauvage, & ils peignoient l’homme civil. Il n’est pas même venu dans l’esprit de la plupart des nôtres, de douter que l’état de nature eût existé, tandis qu’il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme ayant reçu immédiatement de Dieu des lumieres & des préceptes, n’étoit point lui-même dans cet état, & qu’en ajoutant aux écrits de Moise la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu’ils n’y soient retombés par quelque événement extraordinaire : paradoxe fort embarrassant à défendre, & tout-à-fait impossible à prouver.

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnemens hypothétiques & conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, & semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l’état de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu’il a voulu qu’ils le fussent ; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l’homme & des