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leur maniere de vivre, ils n’oient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l’invincible répugnance qu’ils ont à prendre nos mœurs & vivre à notre maniere. Si ces pauvres Sauvages sont aussi malheureux qu’on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation, ou apprendre à vivre heureux parmi nous ; tandis qu’on lit en mille endroits que des François & d’autres Européens ne sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entiere, sans pouvoir plus quitter une si étrange maniere de vivre, & qu’on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes & innocens qu’ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? Si l’on répond qu’ils n’ont pas assez de lumieres pour juger sainement de leur état & du nôtre, je répliquerai que l’estimation du bonheur est moins l’affaire de la raison que du sentiment. D’ailleurs, cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore ; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d’esprit où il faudroit être, pour concevoir le goût que trouvent les Sauvages à leur maniere de vivre, que des idées des Sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations, il leur est aisé de voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets : savoir, pour soi les commodités de la vie, & la considération parmi les autres. mais le moyen pour nous d’imaginer la sorte de plaisir qu’un Sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois ou à la pêche ; ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton & sans se soucier de l’apprendre ?

On a plusieurs fois amené des Sauvages à Paris, à Londres, &