Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t1.djvu/113

Cette page n’a pas encore été corrigée

avec l’amour ; la discorde triomphe, & la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.

À mesure que les idées & les sentimens se succedent, que l’esprit & le cœur s’exercent, le genre-humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent & les liens se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre : le chant & la danse, vrais enfants de l’amour & du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes & des femmes oisifs & attroupés. Chacun commença à regarder les autres & à vouloir être regardé soi-même, & l’estime publique eut un prix. Celui qui chantoit ou dansoit le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit, ou le plus éloquent devint le plus considéré, & ce fut là le premier pas vers l’inégalité, & vers le vice en même tems : de ces premieres préférences naquirent d’un côté la vanité & le mépris, de l’autre la honte & l’envie : & la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur & à l’innocence.

Si-tôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement, & que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, & il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne. De-là sortirent les premiers devoirs de la civilité, même parmi les Sauvages, & de-là, tout tort volontaire devint un outrage, parce qu’avec le mal qui résultoit de l’injure, l’offensé y voyoit le mépris de sa personne souvent plus insupportable que le mal même. C’est ainsi que chacun punissant le mépris qu’on lui avoit témoigné d’une maniere proportionnée au eu qu’il