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n’y sont pas ; n’y cherchons point ces délices de l’âme dont elle a le désir et le besoin, car ils n’y sont point. Nous n’avons un sourd instinct de la plénitude du bonheur que pour sentir le vide du nôtre.


En me disant : j’ai joui, je jouis encore.


Pour moi, je croirais au contraire que ce n’est qu’autant qu’on aime à vivre seul qu’on est vraiment sociable ; car, pour ne pas haïr les hommes, il ne faut les voir que de loin ; et ne n’est qu’alors qu’on n’exige point d’eux des préférences qu’il n’est pas dans le cœur humain d’accorder.


Consumé d’un mal incurable qui m’entraîne à pas lents au tombeau, je tourne souvent un œil d’intérêt vers la carrière que je quitte ; et, sans gémir de la terminer, je la recommencerais volontiers. Cependant, qu’ai-je éprouvé durant cet espace qui méritât mon attachement ? — Dépendance, erreurs, vains désirs, indigence, infirmités de toute espèce, de courts plaisirs et de longues douleurs, beaucoup de maux réels et quelques biens en fumée. Ah ! sans doute, vivre est une belle chose, puisqu’une vie aussi peu fortunée me laisse pourtant des regrets.


Solitude chérie où je viens passer encore avec plaisir les restes d’une vie livrée aux souffrances, forêts sans bois, marais sans eau, genêts, roseaux, tristes bruyères, objets inanimés qui ne pouvez ni me parler ni m’entendre, quel charme secret me ramène sans cesse au milieu