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méditer avant que de produire, et j’ai toujours cru que c’est une sorte de respect que les auteurs doivent au public, de ne lui jamais parler qu’après avoir bien pensé à ce qu’ils ont à dire : ainsi, j’ai joui durant deux ou trois ans du plaisir de les voir sans cesse arroser les feuilles de l’arbre dont j’avais en secret coupé la racine.

Ce fut à peu près dans le même temps que j’eus le malheur de me trouver impliqué dans un démêlé d’une toute autre conséquence pour ma tranquillité, et d’autant plus dangereux que le sujet en était plus frivole.

Le goût d’un art que j’avais aimé et cultivé plus qu’il ne convient à un homme sage, et dans lequel je croyais avoir fait quelque découverte, me fit parler de la musique et des baladins avec la même liberté que de la science et des savants, du gouvernement et des rois. Mais j’appris bientôt, au risque de mon repos, de ma vie et de ma liberté, qu’il est des temps et des lieux où les bagatelles doivent être traitées avec plus de circonspection que les choses graves, et qu’en général l’intolérance du mauvais goût n’est guère moins cruelle que celle des fausses religions. Il faut jeter le voile de l’oubli sur ces moments d’erreur, et se garder d’imputer à une nation hospitalière et honnête le délire de quelques furieux. Je sais distinguer l’honneur du nom français du vil intérêt des histrions et faiseurs d’opéras, et de la vanité de quelques femmes et jeunes gens qui se piquent d’exceller dans un chant ridicule. Quoique l’urbanité française se soit quelques instants oubliée à mon égard, je ne penserai jamais qu’un peuple si doux, qui brille de tant de lumières, qui possède tant de talents estimables, qui enrichit l’Europe de tant d’ouvrages immortels, et dont la société me parait préférable à celle du reste des