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tenu lieu de génie. — Un solitaire qui se plaît à vivre avec lui-même prend naturellement le goût de la réflexion, et un homme qui s’intéresse vivement au bonheur des autres sans avoir besoin d’eux pour faire le sien, est dispensé de ménager leur fausse délicatesse dans ce qu’il a d’utile à leur dire. Plus une telle situation est rare, et plus, ayant le bonheur de m’y trouver, je me crois obligé d’en tirer parti en faveur de la vérité, et de la dire sans scrupule toutes les fois qu’elle me paraîtra intéresser l’innocence ou le bonheur des hommes. Si j’ai fait une faute en m’engageant mal à propos au silence, je n’en dois point faire une plus grande en me piquant de tenir ma parole contre mon devoir, et c’est pour demeurer constant dans mes principes que je veux être prompt à abandonner mes erreurs aussitôt que je les aperçois.

Je vais donc reprendre le fil de mes idées et continuer d’écrire ainsi que j’ai toujours fait, comme un être isolé qui ne désire et ne craint rien de personne, qui parle aux autres pour eux et non pas pour lui, comme un homme qui chérit trop ses frères pour ne pas haïr leurs vices, et qui voudrait qu’ils apprissent une fois à se voir aussi méchants qu’ils sont, pour désirer au moins de se rendre aussi bons qu’ils pourraient être. Je sais fort bien que la peine que je prends est inutile, et je n’ai point dans mes exhortations le chimérique plaisir d’espérer la réformation des hommes. Je sais qu’ils se moqueront de moi parce que je les aime, et de mes maximes parce qu’elles leur sont profitables. Je sais qu’ils n’en seront pas moins avides de gloire et d’argent quand je les aurai convaincus que ces deux passions sont la source de tous leurs maux, et qu’ils sont méchants par l’une et malheureux par l’autre : je