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242 FRAGMENTS

•eurent succédé à celui de la patrie et de la vertu, alors le vice et la mollesse pénétrèrent de toutes parts, et il ne fut plus question que de luxe et d’argent pour y satisfaire. Les particuliers s’enrichirent, le commerce et les arts fleu- rirent, et l’État ne tarda pas à périr.

Cependant, durant la plus grande dépravation, les phi- losophes et les politiques ne cessèrent de crier contre tous ces désordres, dont ils prévoyaient les suites. Personne ne les contredit et personne ne se corrigea. On convint que leurs raisons étaient bonnes et Ton se conduisit de manière à les rendre encore meilleures. Ces déclamateurs eux- mêmes ne semblèrent relever les fautes du peuple que pour rendre les leurs plus inexcusables. Ils blâmaient pu- bliquement les vices dont ils auraient donné l’exemple s’ils n’avaient été prévenus.

C’est ainsi qu’en se livrant à une conduite opposée à leurs propres maximes, ces hommes ne laissaient pas de rendre hommage à la vérité. C’est ainsi que toutes les na- tions se sont accordées, dans tous les temps, à condamner le luxe, même en s’y abandonnant, sans que, durant une si longue suite de siècles, aucun philosophe se soit avisé de contredire là-dessus l’opinion publique. Je ne prétends pas tirer avantage de ce consentement universel pour le parti que j’ai à soutenir. Je sais que la philosophie, en adoptant les preuves des philosophes, se passe bien de leur témoi- gnage, et que la raison n’a que faire d’autorités. Mais, in- struit par l’expérience du tort que peut faire le nom de pa- radoxe à des vérités démontrées, je suis bien aise d’ôter d’avance cette ressource à ceux qui n’en auront point d’au- tre pour combattre ce que j’ai approuvé. Je les avertis donc que c’est l’opinion que j’attaque qu’on