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de l'autel et l'immolèrent sur-le-champ, aux acclamations unanimes de la troupe aveuglée.

En tournant les yeux vers l’entrée voisine, le philosophe vit un vieillard d’assez mauvaise mine, mais dont les manières et les discours faisaient bientôt oublier la physionomie. Aussitôt qu’il se présenta pour entrer, les ministres du temple apportèrent le bandeau sacré ; mais il leur dit : « Hommes divins, épargnez-vous un soin superflu pour un pauvre vieillard privé de la vue, qui vient, sous vos auspices, chercher à la recouvrer ici ; daignez seulement me conduire à l’autel, afin que je rende hommage à la divinité, qu’elle me guérisse. » Comme il affectait de heurter assez lourdement les objets qui étaient autour de lui, l’espoir du miracle fit oublier d’en mieux constater le besoin, la cérémonie du bandeau fut omise comme superflue, et le vieillard fut introduit, appuyé sur un jeune homme qui lui servait de guide et auquel on ne fit nulle attention.

Effrayé de l’aspect hideux des sept statues et du sang qu'il voyait ruisseler autour de la huitième, ce jeune homme tenta vingt fois de s’échapper et de fuir hors du temple ; mais retenu par le vieillard d’un bras vigoureux, il fut contraint de le mener ou plutôt de le suivre jusqu’à l’enceinte du sanctuaire, pour observer ce qu’il voyait et travailler un jour à l’instruction des hommes. Aussitôt l’aveugle prétendu, sautant légèrement sur l’autel, découvrit d’une main hardie la statue et l’exposa sans voile à tous les regards. On voyait peintes sur son visage l’extase avec la fureur ; sous ses pieds elle étouffait l’humanité personnifiée, mais ses yeux étaient tendrement tournés vers le ciel : de sa main gauche elle tenait un