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144 LETTRES SUR LA VERTU

nous mieux quelle est la route et quel sera le terme de notre courte carrière ? Nous en accordons-nous mieux sur les premiers devoirs et les vrais biens de la vie humaine ? Qu’avons-nous acquis à tout ce vain savoir, sinon des que- relles, des haines, de l’incertitude et des doutes ? Chaque secte est la seule qui ait trouvé la vérité ; chaque livre con- tient exclusivement les préceptes de la sagesse ; chaque auteur est le seul qui nous enseigne ce qui est Bien. L’un nous prouve qu’il n y a point de corps, un autre qu’il n’y a point d’âmes, un autre que l’âme n’a nul rapport au corps, un autre que l’homme est une béte, un autre que Dieu est un miroir. Il n’y a point de maxime si absurde que quelque auteur de réputation n’ait avancée, ni d’axiome si évident qui n’ait été combattu par quelqu’un d’eux. Tout est bien, pourvu qu’on dise autrement que les au- tres, et Ton trouve toujours des raisons pour soutenir ce qui est nouveau préférablement à ce qui est vrai. Qu’ils admirent à leur gré la perfection des arts, le nombre et la grandeur de leurs découvertes, l’étendue et la sublimité du génie humaii} ; les féliciterons-nous de connaître toute

  • la nature hormis eux-mêmes, et d’avoir trouvé tous les

arts excepté celui d’être heureux ? Nous le sommes I s’é- crient-ils tristement, que de ressources pour le bien-être, quelle foule de commodités inconnues à nos pères, com- bien nous goûtons de plaisirs qu’ils ignoraient ! 11 est vrai, vous avez la mollesse, mais ils avaient la félicité ; vous êtes raisonneurs, ils étaient raisonnables ; vous êtes polis, ils étaient humains. Tous nos plaisirs sont hors de nous, les leurs étaient len eux-mêmes ; et de quel prix sont ces voluptés cruelles qu’achète le petit nombre aux dépens de la multitude ? Le luxe des villes porte dans les campagnes