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Pour éveiller donc l’activité d’une nation, il faut lui présenter de grandes espérances, de grands désirs, de grands motifs positifs d’agir. Les grands mobiles, bien examinés, qui font agir les hommes, se réduisent à deux, la volupté et la vanité ; encore si vous ôtez de la première tout ce qui appartient à l’autre, vous trouverez en dernière analyse que tout se réduit à la presque seule vanité. Il est aisé de voir que tous les voluptueux de parade ne sont que vains ; leur volupté prétendue n’est qu’ostentation et consiste plus à la montrer ou à la décrire qu’à la goûter. Le vrai plaisir est simple et paisible, il aime le silence et le recueillement : celui qui le goûte est tout à la chose, il ne s’amuse pas à dire : J’ai du plaisir. Or la vanité est le fruit de l’opinion, elle en naît et s’en nourrit. D’où il suit que les arbitres de l’opinion d’un peuple le sont de ses actions. Il recherche les choses à proportion du prix qu’il leur donne ; lui montrer ce qu’il doit estimer, c’est lui dire ce qu’il doit faire (ce nom de vanité n’est pas bien choisi, parce qu’elle n’est qu’une des deux branches de l’amour-propre). L’opinion qui met un grand prix aux objets frivoles produit la vanité ; mais celle qui tombe sur des objets grands et beaux par eux-mêmes produit l’orgueil. On peut donc rendre un peuple orgueilleux ou vain, selon le choix des objets sur lesquels on dirige ses jugements.

L’orgueil est plus naturel que la vanité, puisqu’il consiste à s’estimer par des biens vraiment estimables ; au lieu que la vanité, donnant un prix à ce qui n’en a point, est l’ouvrage de préjugés lents à naître. Il faut du temps pour fasciner les yeux d’une nation. Comme il n’y a rien de plus réellement beau que l’indépendance et la puissance, tout peuple qui se forme est d’abord orgueilleux ; mais jamais