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polyte amoureux ? Le reproche était moins d’un casuiste que d’un homme de goût. On sait la réponse que Racine lui fit : Eh, monsieur, sans cela qu’auraient dit les petits-maîtres ? Ainsi c’est à la frivolité de la nation que Racine a sacrifié la perfection de sa pièce. L’amour dans Corneille est encore plus languissant et plus déplacé : son génie semble s’être épuisé dans le Cid à peindre cette passion, et il n’y a presque aucune de ses autres tragédies que l’amour ne dépare et ne refroidisse. Ce sentiment exclusif et impérieux, si propre à nous consoler de tout ou à nous rendre tout insupportable, à nous faire jouir de notre existence, ou à nous la faire détester, veut être sur le théâtre comme dans nos cœurs, y régner seul et sans partage. Partout où il ne joue pas le premier rôle, il est dégradé par le second. Le seul caractère qui lui convienne dans la tragédie, est celui de la véhémence, du trouble et du désespoir : ôtez-lui ces qualités, ce n’est plus, si j’ose parler ainsi, qu’une passion commune et bourgeoise. Mais, dira-t-on, en peignant l’amour de la sorte, il deviendra monotone, et toutes nos pièces se ressembleront. Et pourquoi s’imaginer, comme ont fait presque tous nos auteurs, qu’une pièce ne puisse nous intéresser sans amour ? Sommes-nous plus difficiles ou plus insensibles que les athéniens ? et ne pouvons-nous pas trouver à leur exemple une infinité d’autres sujets capables de remplir dignement le théâtre ; les malheurs de l’ambition, le spectacle d’un héros dans l’infortune, la haine de la superstition et