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hommes, que reste-t-il à faire, sinon de le diriger vers une fin honnête, et de nous montrer dans des exemples illustres ses fureurs et ses faiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir ? Vous convenez que c’est l’objet de nos tragédies ; mais vous prétendez que l’objet est manqué par les efforts même que l’on fait pour le remplir ; que l’impression du sentiment reste, et que la morale est bientôt oubliée. Je prendrai, monsieur, pour vous répondre, l’exemple même que vous apportez de la tragédie de Bérénice, où Racine a trouvé l’art de nous intéresser pendant cinq actes avec ces seuls mots, je vous aime, vous êtes empereur et je pars ; et où ce grand poète a su réparer par les charmes de son style le défaut d’action et la monotonie de son sujet. Tout spectateur sensible, je l’avoue, sort de cette tragédie le cœur affligé, partageant en quelque manière le sacrifice qui coûte si cher à Titus, et le désespoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce spectateur regarde au fond de son âme, et approfondit le sentiment triste qui l’occupe, qu’y aperçoit-il, monsieur ? un retour affligeant sur le malheur de la condition humaine, qui nous oblige presque toujours de faire céder nos passions à nos devoirs. Cela est si vrai qu’au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice, le bonheur du monde attaché au sacrifice de Titus nous rend inexorables sur la nécessité de ce sacrifice même dont nous le plaignons ; l’intérêt que nous prenons à sa douleur, en admirant sa vertu, se changerait en indignation s’il succombait à sa