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LE GRAND SILENCE BLANC

sur l’escabeau de bois… Un mince filet de fumée s’élève de la viande… des globules blancs montent, montent du fond du verre. La viande est fade, le vin mauvais. Je n’ai plus faim, ie n’ai plus soif.

Mon Dieu ! mon Dieu ! épargnez-moi, éloignez de mon cerveau l’affreuse bête qui ronge ; je la sens, elle arrive, elle vient, elle est là… J’entends le travail obscur de ses pattes… Sournoise, elle s’avance, tâtant le chemin de ses frêles antennes…

Moi qui n’ai pas reculé devant le grizzli des Rocheuses, j’ai peur. Je suis tout seul, Seigneur, ne m’abandonnez pas ! tout seul, tout seul, perdu dans l’immensité blanche de la terre polaire.

Que faire ? Que devenir ? La fièvre bat à coups précipités mes poignets et mes tempes… J’ai chaud et je claque des dents.

Si je mourais là, par aventure, qui le saurait ? Personne.

Non, non, je ne veux pas, je ne veux pas… Au secours, quelqu’un, venez, venez… je ne veux pas rester tout seul.

Maman, maman, j’ai peur de la méchante bête. Je ne puis rien contre elle, elle ronge mon cerveau, vrille ma tête, elle se repaît de ma chair, lambeau par lambeau…

J’ouvre la porte et je hurle dans la nuit :

— Tempest, ici, Tempest…