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vocation. Tout homme qui n’est pas à sa place souffre et fait souffrir ceux qui l’entourent ; et voilà pourquoi, savoir bien gouverner, c’est savoir bien discerner les esprits, les encourager et les appliquer à ce qui leur est propre et facile : de là l’infinie variété qui existe dans l’ordre social, comme dans la nature, et qui produit toute la beauté de cet ordre, en détruisant la monotonie et en empêchant mille conflits, qui amèneraient la plus violente confusion. Certes, ceci est clair en théorie ; or, comme la véritable théorie ne diffère point de la sage pratique, cette théorie doit être appliquée par nous avec une scrupuleuse fidélité, sous peine de manquer à un de nos devoirs les plus délicats de conscience et de charité à l’égard du prochain, surtout si nous sommes appelés à prononcer sur sa vocation religieuse, ou sur la position qu’il doit prendre dans le monde.

En manquant sa vocation, on est privé des grâces d’état ; grâces spéciales, efficaces, victorieuses ; grâces qui assurent, pour ainsi dire, le salut.

Une âme qui a suivi sa vocation, qui a répondu promptement à l’inspiration du Saint-Esprit, cette âme est comme l’astre rayonnant qui accomplit harmonieusement son mouvement dans l’orbite que Dieu lui a tracée ; mais l’âme égarée, infidèle à sa vocation, est semblable à un météore errant, qui jette le désordre dans l’espace et l’épouvante dans les cœurs ; qui n’a que des mouvements désordonnés et qu’un éclat sinistre.

Une vérité incontestable est donc celle-ci : en dehors de sa vocation il est très difficile de se sauver ! comment alors concevoir que l’on attache si peu d’importance à sa vocation ; et que, malgré les marques les plus indubitables, on se rende coupable d’infidélité ? — Hélas ! à la vue de ce qui se passe, comment s’étonner qu’il y ait si peu d’élus : — personne ne veut se sauver !

Écoutons le P. Lacordaire :

« Pour l’homme du monde, la vie n’est qu’un espace à franchir le plus lentement possible par le chemin le plus doux : mais le chrétien ne le considère point ainsi. Il sait que tout homme est vicaire de Jésus-Christ pour travailler par le sacrifice de soi-même à la rédemption de l’humanité, et que, dans le plan de cette grande œuvre, chacun a une place éternellement marquée, qu’il est libre d’accepter ou de refuser. Il sait que s’il déserte volontairement cette place que la Providence lui offrait dans la milice des créatures utiles, elle sera transportée à un meilleur que lui, et lui, abandonné à sa propre direction dans la voie large et courte de l’égoïsme. Ces pensées occupent le chrétien à qui sa prédestination n’est pas encore révélée ; et convaincu que le plus sûr moyen de la connaître est de désirer l’accomplir, quelle qu’elle soit, il se tient prêt pour tout ce que Dieu voudra. » (Vie de St-Dominique, par le P. Lacordaire, page 23.)

« J’invite vivement, dit Blanc Saint-Bonnet, les hommes bien nés à suivre l’inspiration qui est en eux. Nos bons mouvements nous sont toujours donnés en proportion de notre nature. Beaucoup ignorent combien il sera dur à leur cœur d’y être restés au-dessous d’eux-mêmes. »

Après ces réflexions préliminaires sur l’importance de la vocation, nous aborderons franchement notre sujet. « Le propre des êtres libres est de ne point se ressembler. L’empire de la liberté est celui de la variété. » L’unité n’exclut pas la variété, et la variété ne détruit pas l’unité ; effacer les différences, c’est engendrer la confusion et le désordre : l’ordre consiste dans la variété ramenée à l’unité. Le nivellement, l’uniformité, c’est la destruction de toute hiérarchie, de toute harmonie et de toute beauté. Les dons de Dieu sont diversifiés, et les grâces sont distribuées selon les dons et les vocations.