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pour une vie de plaisir et de dissipation, pour une vie prosaïque et vulgaire, pour une vie positive et matérielle : déchu d’un état d’innocence, chassé du paradis, errant dans ce val d’absinthe, pécheur et condamné à la souffrance, il faut, pour arriver au ciel, qu’il arrose la terre de ses larmes et de ses sueurs ; il faut qu’il passe par les divers degrés du travail et de la pénitence : Et voilà pourquoi encore l’austérité lui plaît, le captive et le satisfait ; il sent qu’il en a besoin ; que c’est le seul moyen de satisfaire à la justice divine, afin d’obtenir sa miséricorde ; oui, la pénitence est une condition nécessaire de salut.

Celui qui aime désire de souffrir ; celui qui aime davantage a un plus grand désir de la souffrance ; et celui qui aime beaucoup ne se lasse pas de souffrir, et invente des moyens de douleur et de souffrance : l’amour ne se prouve, ne se démontre que par là ; c’est la pierre de touche et le témoignage le plus irrécusable du désintéressement et de la fidélité : celui qui ne comprend pas cela est ignorant de l’amour !

« L’amour de Dieu paraît surtout en ce que l’on souffre avec joie à cause de lui. C’est souffrir que d’aimer ; et plus on aime, et plus aussi on souffre. » {Extrait des principes de la vie chrétienne, par le C. Bona.)

Tous les Pères des déserts de l’Orient, et après eux, tous les Fondateurs et Réformateurs d’Ordres austères, avaient compris cette nécessité de la mortification, et cette disposition naturelle et généreuse du cœur humain à l’embrasser, et ils en avaient profité pour l’arracher aux plaisirs et aux folles joies du monde et le porter à une haute perfection ; et c’est ainsi qu’ils ont enfanté à l’héroïsme ces Solitaires innombrables, qui sont les vrais Stoïciens, les véritables Spartiates de la religion : ils avaient tellement l’habitude de la souffrance, qu’ils semblaient devenus insensibles.

« Il est digne de remarque, dit Chateaubriand, que de toutes les règles monastiques les plus rigides ont été le mieux observées : les Chartreux ont donné au monde l’unique exemple d’une congrégation qui a existé sept cents ans sans avoir besoin de réforme. Ce qui prouve que plus le législateur combat les penchants naturels, plus il assure la durée de son ouvrage. Ceux au contraire qui prétendent élever des sociétés en employant les passions comme matériaux de l’édifice, ressemblent à ces architectes qui bâtissent des palais avec cette sorte de pierre qui se fond à l’impression de l’air. » (Chateaubriand. G. du Ch. Liv. III, ch. IV.)

« L’esprit et le cœur humains sont faits, nous dit un autre célèbre défenseur de la religion, l’un pour la lumière, l’autre pour la justice. La vérité et la vertu plaisent ; elles émerveillent, elles subjuguent les hommes les plus aliènes ou les plus coupables, du moment qu’elles savent se montrer. Les hautes doctrines, les règles austères sont même celles qui plaisent le plus au fond, parce qu’elles étonnent davantage. Aussi voit-on le christianisme primitif gagner, en un quart de siècle, plus peut-être que le paganisme en deux mille ans. Il en fut de même des Ordres Religieux : les plus rudes, les plus exigeants furent le plus tôt nombreux et les plus durables. »

Il est certain que pour un très grand nombre de personnes, la privation absolue est plus facile, plus praticable que l’usage modéré, que la jouissance légitime. — Quel est celui, après tout, qui peut se promettre de ne pas offenser Dieu souvent, lorsqu’il en a sans cesse l’occasion et la liberté dangereuse ; lorsqu’il est sans cesse sollicité au mal par de mauvais exemples ? Il vaut mieux tout quitter pour se sauver, que de retenir quelque chose en risquant de se perdre. — Et d’ailleurs, il y a, dit Saint-Thomas, un grand nombre d’individus qui ne peuvent absolu-