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plus. Eh ! pourquoi le sombre a-t-il des droits si forts sur notre âme ? C’est que l’homme, qui sent sa dignité, s’aperçoit qu’ici-bas il n’est point à sa place ; poursuivi partout par le sentiment de sa grandeur, il ne rencontre que des objets qu’il dédaigne : ainsi, chercher à l’étourdir par les amusements, c’est vouloir le distraire dans un noir cachot, où il ne sent que le poids de ses chaînes. Quand il gémit, il est dans l’ordre naturel ; se livrant à la joie, il trompe son esprit et son cœur… Nous retrouvons partout l’application de cette vérité. Le plus beau tableau de Rubens, c’est son jugement général ou sa descente de la croix ; le plus beau du Poussin, c’est son déluge ; le plus bel ouvrage de Milton, son paradis perdu ; de Bossuet, ses oraisons funèbres. »

Dans les Études morales et religieuses nous lisons les lignes suivantes :

« Pour ceux dont les regards restent toujours abaissés vers la terre, la mélancolie devient une amère et stérile tristesse ; mais pour ceux qui ne perdent point le ciel de vue, le mélancolique désenchantement des choses d’ici-bas est un grand moyen de perfection, et par conséquent de bonheur. »

« Saint Dominique, nous dit le P. Lacordaire, était généralement rempli de cette mélancolie surnaturelle que donne le sentiment profond des choses invisibles. Quand il apercevait de loin les toits pressés d’une ville ou d’un bourg, la pensée des misères des hommes et de leurs péchés le plongeait dans une réflexion triste, dont le contre-coup apparaissait aussitôt sur son visage. Il passait ainsi rapidement aux expressions les plus diverses de l’amour ; et la joie, le trouble et la sérénité, se succédant à tout propos dans les plis de son front, portaient en lui la majesté de l’homme à une incroyable puissance de séduction. »

Disons-le donc, la mélancolie, la tristesse est l’état normal du chrétien ; tout ce qui est profond, tout ce qui porte un caractère de grandeur, est plus ou moins triste ; la tristesse est l’apanage du génie et de la sainteté : le génie est triste, parce qu’il est élevé et profond, — élevé comme le ciel et profond comme la mer ! Le Saint est triste, parce qu’il est le disciple, l’imitateur de Jésus-Christ, qui a été appelé l’Homme de douleurs.

Depuis la chute de l’homme et son bannissement du paradis, toute créature exhale un chant plaintif, et la nature entière a des accents de douleur. Parmi le peuple de Dieu, dans les solitudes d’Israël, les harpes prophétiques ont sans cesse soupiré et retenti, — échos les unes des autres. Sans cesse aussi la lyre des grands poètes a gémi sur tous les points du globe ; elle a vibré harmonieusement, mais douloureusement ; et chaque âme sympathique a répondu, sur un ton lugubre, les paroles du chantre Iduméen : versa est in luctum cythara mea. (Job. 30, 31.) Oui, il est une tristesse qui n’exclut pas le bonheur ; il est une heureuse et salutaire tristesse, qui est l’indice de l’élévation de l’esprit, de la profondeur du cœur, et du sentiment exquis de l’idéal ; une tristesse qui est un reflet mystique des rapports intérieurs et habituels de l’âme avec l’invisible et l’infini. Au fond de cette tristesse, il y a une volupté inexprimable : c’est le secret des grandes âmes et des sublimes natures. Mais à tout ce que nous avons dit ou cité à la louange de la tristesse.

« On objectera ces paroles de l’Apôtre : réjouissez-vous tous au Seigneur ; et l’on conclura que le bonheur est donc dans la joie. Mais il est facile de répondre à cette objection : car ou l’apôtre entend parler d’une joie sensible, ou d’une joie qui réside en la cime de l’âme, et qui est bien souvent imperceptible. De dire qu’il veut parler d’une joie sensible, c’est ce qui ne se peut pas ; car ce serait aller contre toute expérience, contre tout ce qui se lit dans la vie des Saints, contre toute la doctrine des Pères de l’Église et des Maîtres de la vie spirituelle, et contre l’autorité même de l’Écriture, en la bouche du même Apôtre, que l’on ferait tomber dans une contradiction manifeste, puisqu’il assure qu’il a souffert outre mesure, et non seulement extérieure-