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« celui qui, au lieu de parcourir le monde, vit loin des hommes ! Heureux celui qui ne connaît rien au-delà de son horizon, et pour qui la terre voisine est une terre étrangère ! Il n’a point confié son cœur à des perfides qui le déchireront, ni sa réputation à la discrétion des méchants. Que lui importent, au fond de sa retraite, et les vains discours des hommes, et leurs lâches intrigues, et leur haine impuissante, et leurs promesses trompeuses ? Quelle impression peut encore faire sur son âme le récit importun de leurs erreurs et de leurs crimes ? Tout au plus arrive-t-il à leurs oreilles, faible et imperceptible, comme le bruit d’un torrent qui ravage au loin une terre agreste et sauvage, et qui va mourant dans l’espace ; ou comme au déclin d’un jour d’orage, on entend s’éteindre la foudre dans le nuage flottant sur les bords enflammés de l’horizon.

« C’est dans la solitude, dit Jean-Jacques, que je ressentais ces ineffables mouvements, ces élancements du cœur, une sorte de jouissance dont je n’avais pas l’idée, et dont pourtant je sentais le besoin.

« Et pourquoi Rousseau, dont l’âme sensible s’enivrait de toutes ces jouissances intuitives, que lui apportait la solitude, a-t-il donc envié aux autres le même bonheur ? pourquoi donc s’est-il élevé contre les moines ? Avait-il donc l’ambition d’être le seul heureux au monde ? Ou bien encore, avait-il la prétention de profiter seul des avantages moraux que procure la solitude, dont il fait un si pompeux éloge ?

« Je ne suis jamais allé parmi les hommes, disait un ancien, que je n’en sois revenu moins homme ! » Eh bien ! quand il s’est trouvé des hommes qui ont voulu exécuter, dans toute leur perfection, ces conseils philosophiques, les philosophes, par une contradiction bien manifeste, ont condamné ces hommes et les ont poursuivis de leur haine et de leur mépris. » (Bienfaits de la Religion, p. 108, 111, 112.)

« Le vent de la solitude ne souffle pas également pour tous : il y a des êtres qu’il abat et écrase comme un plomb, tandis qu’il en est d’autres qu’il relève et rapproche du ciel comme s’il leur prêtait des ailes.

« Heureux ceux-là qui peuvent vivre seuls, et qui s’accommodent de la solitude parce que Dieu les a dotés d’une imagination qui peuple les déserts, d’une âme qui les anime, et qu’ils ont en eux du prêtre et du poète.

« Le calme de la solitude apaise leurs chagrins et leur communique quelque chose de sa tranquillité, comme le visage serein d’un enfant qui dort et qu’aucun songe n’alarme, rayonne l’innocence et la paix autour de son berceau. Les Saints nourrissaient leurs méditations sur les montagnes solitaires, dans les antres des rochers, sous le palmier des déserts ; et il n’y eut jamais autant de vie dans le monde que dans les Thébaïdes, car Dieu et les Anges y étaient toujours présents.

« Et Jésus lui-même, qui était triste à cause des hommes, aimait à se promener le long de la mer et des lacs, où il allait semant, comme des perles, les grains de sa doctrine.

« Si l’isolement a été funeste à quelques-uns, beaucoup y ont gagné ; car il y a plus de profit à s’entretenir, comme David, avec les vents et les tempêtes, la mer et les fleuves, et à contempler les étoiles ou le soleil, en louant le Seigneur, qu’à consumer ses jours et ses nuits parmi les vanités du siècle et les inquiètes agitations de l’orgueil.

« Il s’élève de la solitude des voix mystérieuses qui font rentrer dans l’ordre toutes les puissances de l’âme, à l’exemple de la création entière qui obéit immuablement à ses destinées, et enseigne ainsi le devoir et la soumission à l’homme qui en est le roi.

« Tout y raconte la gloire du Très-Haut ; et pour peu que la pensée se recueille, l’esprit comprend et le cœur pressent une clémence infinie dans la richesse du firmament, dans le silence d’une montagne, dans la senteur des bois, et dans la sérénité de l’air.

« Et toutes ces impressions ont pour effet salutaire d’alimenter la rêverie ; car il n’est pas une image prise dans la nature, qui ne puisse avoir mille rapports avec les infortunes du malheureux et les situations de son cœur.

« Et il croit vivre davantage, parce qu’il vit au milieu du mouvement de la nature ; et sa douleur lui parait moins pesante, parce qu’il peut répandre sur la nature la surabondance de son âme.

« La solitude lui fait trouver quelque douceur jusque dans ses amertumes, en lui montrant un charme au fond de ses langueurs ; et il s’y attache comme l’enfant s’attache à sa mère qui prend part à ses peines, parce qu’elle est la seule qui ne le renie point dans son adversité.