Page:Rouquette - L'Antoniade, 1860.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
( 162 )

Ces Saints, où donc sont-ils ?… Silence, ombre, mystère !…
Nulle voix, nul écho ne répond sur la terre !
Pour les faire plus grands, Dieu nous les a cachés ;
Et l’Église amoureuse, en vain, les a cherchés :
Ils ont su lui ravir leur merveilleuse gloire ;
L’Ange seul a connu leur céleste oratoire !
Oui, c’est dans le désert, oui, c’est loin de tout bruit,
Que l’âme illuminée, en son extase, agit ;
C’est dans l’obscurité d’une étroite cellule,
Que l’Ange a dans l’Ermite un héroïque émule ;
Et que par l’oraison, Moïse audacieux,
Pour l’Église et le Peuple, il obtient tout des cieux !

 La plus forte action part de la solitude ;
L’âme contemplative émeut la multitude ;
La prière d’amour rayonne en ses ardeurs ;
L’astre agit sur les flots, l’oraison sur les cœurs ;
L’immobile Soleil suit l’élan de la terre,
Et l’Ermite en repos l’essor humanitaire !
C’est agir que prier, c’est agir puissamment ;
C’est unir par l’amour la terre au firmament ;
C’est dans son vol ardent, à travers les espaces,
Du céleste océan faire pleuvoir les grâces !
Autant que l’action, la prière combat ;
C’est du mystique amour l’intime apostolat !…

 Sur ce mont, sur ce roc, sur ce haut promontoire,
Où l’aigle a mis son aire, et moi, mon oratoire, —
Me voilà ! — Sur ce roc, comme sur le Carmel,
J’ai sous mes pieds la terre, et mon front touche au ciel !
La fleur, qu’ici je cueille, est fille de la neige ;
De la foudre et des vents j’entends gronder l’arpège ! —
Ah ! c’est bien le séjour que rêvait ma douleur :
L’orage du dehors rend plus calme mon cœur !…
 Salut, sainte retraite, ô sauvage Nid-d’Aigle,
Où j’ai l’eau du torrent, et le noir pain de seigle ;
Solitude, où, semblable à l’onagre affranchi, —
En meurtrissant mes pieds et mes mains, — j’ai gravi !…

 La foudre quelquefois sur les cimes neigeuses
Laisse de son fracas les traces orageuses ;
Mais du sein des marais, des humides bas-fonds,
En épaisses vapeurs s’exhalent des poisons :
Là, germent les fléaux ; là, naissent les reptiles ;
Là, dorment dans les joncs d’immondes crocodiles…
Ah ! donnez-moi l’air pur, l’air subtil, éthéré ;
Donnez-moi la montagne et le ciel azuré !
Sous mes pieds gravissant, quand disparaît la terre,
En montant, je me sens plus libre et solitaire ;
Mon âme se dilate ainsi que l’horizon ;
Et j’oublie en priant ma terrestre prison !…