Page:Rouquette - L'Antoniade, 1860.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
( 149 )

Je l’ai vu, dans le calme, errer en liberté,
Contre tous les dangers par son Ange abrité !
Je l’ai vu, traversant les plus incultes landes,
Sous la hutte Indienne, écoutant les légendes,
Les récits enchanteurs du Grand Hiawatha,
Ce héros merveilleux qu’un poète chanta ;
Et ces récits naïfs, que les enfants redisent,
Auprès du pale feu que les femmes attisent,
Tandis que le vent pleure et chante dans les bois,
En son âme attendrie éveillaient bien des voix !
La Nature pour lui, la Nature sauvage,
À l’accent amoureux, même en ses jours d’orage ;
Comme aux enfants des bois, aux chasseurs Indiens,
Chaque riche saison lui prodigue ses biens !
Oui, pour lui la Nature, amante solitaire,
Dans son temple éclairé, se montre sans mystère ;
Et lisant avec lui le Poème de Dieu,
Entretient dans son cœur et l’encens et le feu !
Pour chasser le sommeil de ses chastes paupières,
Elle a d’occultes fleurs et de magiques pierres ;
Et pour rendre la force à ses membres lassés,
L’ombre des arbrisseaux de liane enlacés.
Sous les arbres géants, et que le ciel foudroie,
J’ai vu l’aigle à ses pieds laisser tomber sa proie ;
De l’érable j’ai vu jaillir la sève d’or,
Et l’abeille avec lui partager son trésor : —
Retraite, vêtement, nourriture et breuvage,
Selon qu’il a besoin, s’offrent sur son passage.
Il a pour sœurs les fleurs, pour frères les oiseaux,
Et pour couche en tous lieux la mousse et les roseaux ;
Sa vie est sans regrets et sans inquiétude :
La présence de Dieu remplit sa solitude !
Oui, libre anachorète, en son vaste séjour,
Il chante avec transport ses cantiques d’amour : —
Délire harmonieux, heureuse frénésie,
Sainte exaltation de la nympholepsie,
Sagesse poétique et telle qu’autrefois
On la vit éclater en l’humble Saint François !
Je l’ai suivi partout, et je crois le connaître ;
À l’espoir de le vaincre, ô sombre et puissant maître,
Il nous faut renoncer : Le monde qu’il a fui,
N’exerce aucun pouvoir, aucun charme sur lui :
Les faux biens de la terre et les faux biens de l’âme.
Tout périssable amour n’a plus rien qui l’enflamme ;
La Prière à son cœur prête une aile de feu ;
Esclave de Dieu seul, il est libre en tout lieu !

 Mais si je ne puis pas terrasser l’humble ascète,
Si je dois m’éloigner de l’invincible athlète,
S’il me faut reconnaître en ce fragile humain,
Pour me combattre et vaincre, un pouvoir souverain ;