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C’est le pompeux théâtre, où toute iniquité
Revêt, pour fasciner, un masque de beauté !
Là, des scribes vendus l’infatigable plume
Distille le venin et répand l’amertume ;
Et par le revolver et le couteau tranchant,
Après les flots de fiel, coulent des flots de sang !
Là, triomphent l’orgueil de la froide impuissance,
La conspiration de l’envieux silence,
L’esprit dévot de clique et l’esprit de parti,
Toutes les passions d’un zèle perverti !


Tranquille, je dormais au centre de la ville,
Où mon sceptre pesait sur chaque âme servile ;
Tout-à-coup, qu’ai-je appris, mes amés et féaux,
Fidèles serviteurs, anges porte-fléaux !
Esprit de l’Hérésie, Esprit de l’Avarice,
Esprit de la Luxure, Esprit de chaque vice,
Vous qui peuplez les airs, vous qui peuplez les eaux,
Et vous qui gardez l’or dans les obscurs caveaux :
Mon règne est menacé par l’Esprit Ascétique ;
On voudrait, en suivant la Régie Érémitique,
Ranimer cet Esprit, enseveli par nous
Dans les cloîtres déserts qu’attristent les hiboux :
Ce pâle Esprit jeûneur ose lever la tête,
Et pour d’autres combats ceindre ses reins d’athlète !
Un sombre enthousiaste, un froid contemplatif,
Oisive exception chez un grand peuple actif,
Nourrissant à l’écart sa morose folie,
Revêt le sac de Paul et le manteau d’Élie !
Contre celui qui marche en cet étroit sentier,
Soulevez, excitez le peuple tout entier !
Aiguisez contre lui l’arme du ridicule ;
D’un seul coup de massue, abattez cet Hercule ;
Qu’il succombe écrasé sous le poids du mépris,
Sous le poids accablant de son rêve en débris !
Et tandis qu’en secret on l’approuve et caresse,
Qu’il soit aux yeux de tous accusé de paresse ;
Qu’on le juge excentrique, en ce qu’il fait et dit,
Qu’on Je juge rebelle, et qu’il soit interdit !
Proscrit par le murmure ou la clameur publique
Qu’il semble à tous marcher dans une voie oblique ;
Qu’au nom du zèle ardent et de la charité,
On proclame, en tremblant, sa singularité ;
Et qu’on prédise même, avec hypocrisie,
En termes menaçants, sa prochaine hérésie !
Poursuivi, s’il le faut, d’ennemis soupçonneux,
Qui voudraient voir en lui ce qui se trouve en eux,
Contre l’obscur essaim qui l’observe et le juge,
Contre ces noirs oiseaux, qu’il n’ait point de refuge !