98 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
tragique. — C'est ici que l'on sent toute la distance qui sépare notre art du goût aristocratique du dix-septième siècle.
La tragédie humaine, qui est l'idéal de Monteverde, n'a pour- tant pas triomphé avec lui dans la musique du dix-septième siècle. A la vérité, elle ne fut pas sans influence, sans doute, sur l'opéra historique de Venise, qui s'oppose à l'opéra mythologique ou allégorique de Rome et Florence, et dont Monteverde lui- même devait donner le premier modèle dans son Incoronatione di Poppea (1). Mais elle ne devait trouver sa lumineuse expression qu'à la fin du dix-huitième siècle, dans la sérénité chaste et mé- lancolique de Gluck (2); art plus sohre, moins complexe, plus difficile que le nôtre, et peut-être plus grand; art qui dit tant de choses, moins par ce qu'il dit vraiment, que par ce qu'il fait dire. La vérité du détail , des mots déclamés , y est subordonnée à la vérité puissante du caractère général , de la passion dominante. Les hommes passionnés comme Monteverde s'arrêtent malaisé- ment au détail (3). Monteverde a le plus profond mépris pour les critiques qui ne vont pas au fond de sa pensée, qui s'attaquent à
��peur que l'œuvre « potesse riuscire troppo grave. » (Lettres de 1622.) Cf. Mozart : « La musique ne doit jamais blesser l'oreille. Même dans les situations les plus horribles, elle doit la satisfaire; en un mot, la musique doit toujours rester de la musique... Si violentes que soient les passions, leur expression ne doit jamais provoquer le dégoût. » (Lettre du 26 sep- tembre 1781.) Grétry dit de même : « Si la colère n'est ennoblie par des sentiments tragiques, elle n'est, dans les arts d'imitation, qu'une charge dégoûtante. » (Essais sur la musique, II, 58 : De la colère.)
(1) Vlncoronazione di Poppea (Il Nerone, titre inscrit sur la couverture du ms.). Venise, Bibl. S. Marco, fonds Contarini, legs 1843, classe IV, cod. CDXXXIX. — Représ, au théâtre S. Giov. e Paolo, en automne 1642. C'est la dernière œuvre de Monteverde, mort en novembre 1643, et la par- tition est du plus grand intérêt, par l'étude qu'elle permet de faire de son progrès artistique. On voit qu'il y a conservé toute sa fraîcheur juvénile de sentiment. (Rôles du page et de la damoiselle, acte II, se. 3.) Le rôle de Poppée fait preuve d'une coquetterie délicate et raffinée. Les élans pas- sionnés ont disparu, mais le « Sénèque » a une grandeur imposante , toute romaine, et la scène de sa mort est un des plus beaux morceaux de l'opéra du dix-septième siècle. Le livret de Busenello est peut-être le meilleur du siècle. Il est vivant, d'une observation fine, et certaines scènes (les dialogues de Néron et de Poppée) ne seraient même pas indignes de Shakespeare. (Voir chapitre de l'opéra vénitien.)
(2) Remarquer que Gluck a repris cette Alceste que Monteverde eût voulu mettre en musique et que, comme lui, il s'est adressé à VArmide de Tasso. (1 er mai 1627. Monteverde traduit en musique la scène d'Armide et Renaud.)
(3) « On doit toujours considérer les choses par rapport à l'ensemble, et jamais au détail. » (Lettre préf. aux Schcrzi musicali.)
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