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les mensonges, aussi bien aux mensonges vertueux qu’aux mensonges vicieux, aux bavardages libéraux, à la charité mondaine, à la religion de salon, à la philanthropie ! Guerre au monde, qui fausse tous les sentiments vrais et fatalement brise les élans généreux de l’âme ! La mort jette une lumière subite sur les conventions sociales. Devant Anna mourante, le guindé Karénine s’attendrit. Dans cette âme sans vie, où tout est fabriqué, pénètre un rayon d’amour et de pardon chrétien. Tous trois, le mari, la femme et l’amant, sont momentanément transformés. Tout devient simple et loyal. Mais à mesure qu’Anna se rétablit, ils sentent, tous les trois, « en face de la force morale, presque sainte qui les guidait intérieurement, l’existence d’une autre force, brutale, mais toute-puissante, qui dirige leur vie malgré eux, et ne leur accordera pas la paix. » Et ils savent d’avance qu’ils seront impuissants dans cette lutte, où « ils seront obligés de faire le mal, que le monde jugera nécessaire[1] ».

Si Levine, comme Tolstoï qu’il incarne, s’épure lui aussi, dans l’épilogue du livre, c’est que la mort l’a, lui aussi, touché. Jusque-là, « incapable de croire, il l’était également de douter tout à fait[2] ». Depuis qu’il a vu mourir son frère, la terreur de son ignorance le tient. Son mariage a, pour un temps, étouffé ces angoisses. Mais, dès la nais-

  1. « Le mal, c’est ce qui est raisonnable pour le monde. Le sacrifice, l’amour, c’est l’insanité. » (ii, 344.)
  2. ii, 79.