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Autour de cette tragédie d’une âme que l’amour consume et qu’écrase la Loi de Dieu, — peinture d’une seule coulée et d’une profondeur effrayante, — Tolstoï a disposé, comme dans Guerre et Paix, les romans d’autres vies. Malheureusement ici, ces histoires parallèles alternent d’une façon un peu raide et factice, sans atteindre à l’unité organique de la symphonie de Guerre et Paix. On peut aussi trouver que le parfait réalisme de certains tableaux — les cercles aristocratiques de Pétersbourg et leurs oisifs entretiens, — touche parfois à l’inutilité. Enfin, plus ouvertement encore que dans Guerre et Paix, Tolstoï a juxtaposé sa personnalité morale et ses idées philosophiques au spectacle de la vie. Mais l’œuvre n’en est pas moins d’une richesse merveilleuse. Même profusion de types que dans Guerre et Paix, et tous d’une justesse frappante. Les portraits d’hommes me semblent même supérieurs. Tolstoï s’est complu à peindre Stepane Arcadievitch, l’aimable égoïste, que nul ne peut voir sans répondre à son affectueux sourire, et Karénine, le type parfait du grand fonctionnaire, l’homme d’État distingué et médiocre, avec sa manie de cacher ses sentiments vrais sous une ironie perpétuelle : mélange de dignité et de lâcheté, de pharisianisme et de sentiment chrétien ; produit étrange d’un monde artificiel, dont il lui est impossible malgré son intelligence et sa générosité réelle de se dégager jamais, — et qui a bien raison de se défier de son cœur : car, lorsqu’il s’y abandonne, c’est