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et de Dostoïevski paraissaient dans toutes les maisons d’éditions à la fois, avec une hâte fiévreuse. De 1885 à 1887 furent publiés à Paris Guerre et Paix, Anna Karénine, Enfance et Adolescence, Polikouchka, la Mort d’Ivan Iliitch, les nouvelles du Caucase et les contes populaires. En quelques mois, en quelques semaines, se découvrait à nos yeux l’œuvre de toute une grande vie, où se reflétait un peuple, un monde nouveau.

Je venais d’entrer à l’École Normale. Nous étions, mes camarades et moi, bien différents les uns des autres. Dans notre petit groupe, où se trouvaient réunis des esprits réalistes et ironiques comme le philosophe Georges Dumas, des poètes tout brûlants de passion pour la Renaissance italienne comme Suarès, des fidèles de la tradition classique, des Stendhaliens et des Wagnériens, des athées et des mystiques, il s’élevait bien des discussions, il y avait bien des désaccords ; mais pendant quelques mois, l’amour de Tolstoï nous réunit presque tous. Chacun l’aimait pour des raisons différentes : car chacun s’y retrouvait soi-même ; et pour tous c’était une révélation de la vie, une porte qui s’ouvrait sur l’immense univers. Autour de nous, dans nos familles, dans nos provinces, la grande voix venue des confins de l’Europe éveillait les mêmes sympathies, parfois inattendues. Une fois, j’entendis des bourgeois de mon Nivernais, qui ne s’intéressaient point à l’art et ne lisaient presque rien, parler de la Mort d’Ivan Iliitch avec une émotion concentrée.