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mort sont analysées sans pudeur, sans pitié, avec une terrible sincérité. À Sébastopol, Tolstoï a appris à perdre tout sentimentalisme, « cette compassion vague, féminine, pleurnicheuse », comme il dit avec dédain. Et jamais son génie d’analyse, dont on a vu s’éveiller l’instinct pendant ses années d’adolescence et qui prendra parfois un caractère presque morbide[1], n’a atteint à l’intensitié suraiguë et hallucinée du récit de la mort de Praskhoukhine. Il y a là deux pages entières consacrées à décrire ce qui se passe dans l’âme du malheureux, pendant la seconde où la bombe est tombée et siffle avant d’éclater, — et une page sur ce qui se passe en lui, après qu’elle a éclaté et qu’« il a été tué sur le coup par un éclat reçu en pleine poitrine[2] » !

Comme des entr’actes d’orchestre au milieu du drame, s’ouvrent dans ces scènes de bataille de larges éclaircies de nature, des trouées de lumière, la symphonie du jour qui se lève sur le splendide paysage où agonisent des milliers d’hommes. Et le chrétien Tolstoï, oubliant le patriotisme de son premier récit, maudit la guerre impie :

Et ces hommes, des chrétiens qui professent la

  1. Un peu plus tard, Droujinine le mettra amicalement en garde contre ce danger : « Vous avez une tendance à la finesse excessive de l’analyse ; elle peut se transformer en un grand défaut. Parfois, vous etes prêt à dire : chez un tel, le mollet indiquait son désir de voyager aux Indes… Vous devez réfréner ce penchant, mais ne l’étouffer pour rien au monde. » (Lettre de 1856, citée par P. Birukov.)
  2. T. iv des Œuvres complètes, p. 82-85.