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de l’auteur de Guerre et Paix et de la lettre au Saint-Synode[1].

Cette pénétration de la vérité par l’amour fait le prix unique des chefs-d’œuvre qu’il écrivit, au milieu de sa vie, — nel mezzo del cammin, — et distingue son réalisme du réalisme à la Flaubert. Celui-ci met sa force à n’aimer point ses personnages. Si grand qu’il soit ainsi, il lui manque le : Fiat lux ! La lumière du soleil ne suffit point, il faut celle du cœur. Le réalisme de Tolstoï s’incarne dans chacun des êtres, et, les voyant avec leurs yeux, il trouve, dans le plus vil, des raisons de l’aimer et de nous faire sentir la chaîne fraternelle qui nous unit à tous[2]. Par l’amour, il pénètre aux racines de la vie.

Mais il est difficile de maintenir cette union. Il y a des heures où le spectacle de la vie et ses douleurs sont si amers qu’ils paraissent un défi à l’amour, et que, pour le sauver, pour sauver sa foi, on est obligé de la hausser si loin au-dessus du monde qu’elle risque de perdre tout contact avec

  1. « Je crois en Dieu, qui est pour moi l’Amour. » (Au Saint-Synode, 1901.)

    — « Oui, l’amour !… Non l’amour égoïste, mais l’amour tel que je l’ai éprouvé, pour la première fois de ma vie, lorsque j’ai aperçu à mes côtés mon ennemi mourant, et que je l’ai aimé… C’est l’essence même de l’âme. Aimer son prochain, aimer ses ennemis, aimer tous et chacun, c’est aimer Dieu dans toutes ses manifestations !… Aimer un être qui nous est cher, c’est de l’amour humain, mais aimer son ennemi, c’est presque de l’amour divin !… » (Le prince André, mourant, dans Guerre et Paix, iii, p. 176.)

  2. « L’amour passionné de l’artiste pour son sujet est le cœur de l’art. Sans amour, pas d’œuvre d’art possible. » (Lettre de septembre 1889. — Leo Tolstoïs Briefe 1848 bis 1910, Berlin, 1911.)