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modifier sa vie, à sacrifier sa fortune et celle de ses enfants ?

Avec ses enfants, le désaccord était plus grand encore. M. A. Leroy-Beaulieu, qui vit Tolstoï dans sa famille, à Iasnaïa Poliana, dit qu’ « à table, lorsque le père parlait, les fils dissimulaient mal leur ennui et leur incrédulité[1] ». Sa foi n’avait effleuré que ses trois filles, dont l’une, sa préférée Marie, était morte[2]. Il était moralement isolé parmi les siens. « Il n’avait guère que sa dernière fille et son médecin[3] » pour le comprendre.

Il souffrait de cet éloignement de pensée, il souffrait des relations mondaines qu’on lui imposait, de ces hôtes fatigants, venus du monde entier, de ces visites d’Américains et de snobs, qui l’excédaient ; il souffrait du « luxe » où sa vie de famille le contraignait à vivre. Modeste luxe, si l’on en croit les récits de ceux qui l’ont vu dans sa simple maison, d’un ameublement presque austère, dans sa petite chambre, avec un lit de fer, de pauvres chaises et des murailles nues ! Mais ce confort lui pesait : c’était un remords perpétuel. Dans le second des récits publiés par le Mercure de France, il oppose amèrement au spectacle de la misère environnante celui du luxe de sa propre maison.

Mon activité, écrivait-il déjà en 1903, quelque

  1. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1910.
  2. Paul Birukoff vient de publier, en allemand, la belle correspondance de Tolstoï avec sa fille Marie : Vater und Tochter, Zürich, Rotapfel, 1927.
  3. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1910.