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par la musique étaient accompagnées d’une légère pâleur du visage et d’une grimace imperceptible qui, semblait-il, exprimait l’effroi[1].

C’était bien l’effroi qu’il éprouvait, au choc de ces forces inconnues qui ébranlaient jusqu’aux racines de son être ! Dans ce monde de la musique, il sentait fondre sa volonté morale, sa raison, toute la réalité de la vie. Qu’on relise, dans le premier volume de Guerre et Paix, la scène où Nicolas Rostov, qui vient de perdre au jeu, rentre désespéré. Il entend sa sœur Natacha qui chante. Il oublie tout.

Il attendait avec une fiévreuse impatience la note qui allait suivre, et pendant un moment, il n’y eut plus au monde que la mesure à trois temps : Oh ! mio crudele affetto !

— « Quelle absurde existence que la nôtre, pensait-il. Le malheur, l’argent, la haine, l’honneur, tout cela n’est rien… Voilà le vrai !… Natacha, ma petite colombe !… Voyons si elle va atteindre le si ?… Elle l’a atteint, Dieu merci ! »

Et lui-même, sans s’apercevoir qu’il chantait, pour renforcer le si, il l’accompagna à la tierce.

— « Oh ! mon Dieu, que c’est beau ! Est-ce moi qui l’ai donné ? quel bonheur ! » pensait-il ; et la vibration de cette tierce éveilla dans son âme tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus pur. Qu’étaient, à

  1. S.-A. Bers, Souvenirs sur Tolstoï (Voir Vie et Œuvre).