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Tu disais naguère : « À cause du manque de foi, je voulais me pendre ». Maintenant, tu as la foi, pourquoi donc es-tu malheureux ?

Parce qu’il n’avait pas la foi du pharisien, la foi béate et satisfaite de soi, parce qu’il n’avait pas l’égoïsme du penseur mystique, trop occupé de son salut pour songer à celui des autres[1], parce qu’il avait l’amour, parce qu’il ne pouvait plus oublier maintenant les misérables qu’il avait vus, et que dans la bonté passionnée de son cœur, il lui semblait être responsable de leurs souffrances et de leur abjection : ils étaient les victimes de cette civilisation, aux privilèges de laquelle il participait, de cette idole monstrueuse à laquelle une caste élue sacrifiait des millions d’hommes. Accepter le bénéfice de tels crimes, c’était s’y associer. Sa conscience n’eut plus de repos qu’il ne les eût dénoncés.

Que devons-nous faire ? (1884-86)[2] est l’expression

  1. Tolstoï a exprimé, maintes fois, son antipathie à l’égard des « ascètes qui agissent pour eux seuls, en dehors de leurs semblables ». Il les met dans le même sac que les révolutionnaires ignorants et orgueilleux, « qui prétendent faire du bien aux autres, sans savoir ce qu’il leur faut à eux-mêmes… J’aime d’un même amour, dit-il, les hommes de ces deux catégories, mais je hais leurs doctrines de la même haine. La seule doctrine est celle qui ordonne une activité constante, une existence qui réponde aux aspirations de l’âme et cherche à réaliser le bonheur des autres. Telle est la doctrine chrétienne. Également éloignée du quiétisme religieux et des prétentions hautaines des révolutionnaires, qui cherchent à transformer le monde, sans savoir en quoi consiste le vrai bonheur. » (Lettre à un ami, publiée dans le volume intitulé Plaisirs cruels, 1895, trad. Halpérine-Kaminsky.)
  2. T. xxvi des Œuvres complètes.