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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

chose d’exceptionnel, quelque chose qui fut à peu près unique jusqu’à ces derniers temps : le grand esprit classique, la haute culture musicale encyclopédique, qu’il faut appeler culture allemande, puisqu’elle s’appuie sur les classiques allemands, fondements de tout l’art moderne. Notre musique française du xixe siècle est féconde en artistes spirituels, mélodistes inventifs et habiles maîtres du théâtre ; elle est pauvre en vrais musiciens, en bons et solides ouvriers. À part deux ou trois glorieuses exceptions, nos maîtres ont un peu trop le caractère d’amateurs très bien doués, qui font de la musique par passe-temps ; la musique ne semble pas pour eux une forme spéciale de la pensée, mais une sorte de parure de la pensée littéraire. Notre éducation musicale est superficielle ; elle est donnée pendant un petit nombre d’années par les Conservatoires, et elle est purement formelle ; elle n’est pas répandue dans la nation ; l’enfant ne respire pas la musique autour de lui, comme il respire, en quelque sorte, le sentiment littéraire et oratoire, — presque tout le monde en France ayant plus ou moins le sens instinctif de la belle phrase, et presque personne n’ayant celui de la belle harmonie, à part les initiés. — De là les défauts ordinaires et les lacunes de notre musique. Elle est restée un art de luxe ; elle n’est pas devenue, comme la musique allemande, une poésie, pleine des pensées d’un peuple.

Pour qu’il en soit autrement, il faut le concours de conditions très rares, plus rarement encore réunies, comme celles dont la rencontre a formé Camille Saint-Saëns : des dispositions natives exceptionnelles, et un milieu musical exceptionnel, une famille passionnément musicienne, qui se voua à son éducation. L’enfant qui, à cinq ans, se nourrissait de la partition d’orchestre de Don Juan[1], — le garçonnet

  1. C. Saint-Saëns, Charles Gounod et le Don Juan de Mozart, 1894.