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WAGNER.

Graal, — est traitée avec une sobriété si profonde, si dédaigneuse de reflet matériel, qu’au sortir de la coulée de feu du duo, sa pure et froide lumière s’efface tout entière.

L’œuvre souffre donc partout d’un manque de proportions. Défaut presque inévitable, et qui vient de sa grandeur même. Un ouvrage médiocre peut bien aisément être parfait dans son genre ; il est rare qu’un ouvrage sublime y parvienne. Un paysage de petits vallons et d’aimables prairies est plus facilement harmonieux qu’un paysage d’Alpes éblouissantes, de torrents, de glaciers et de tempêtes. Çà et là, dans ce dernier, de terribles sommets écrasent le tableau et détruisent l’harmonie. — Ainsi de certaines pages colossales de Tristan : par exemple, ces deux poèmes enivrés ou déchirés d’attente, — l’attente d’Isolde au second acte, dans la nuit chargée de volupté, — l’attente de Tristan au troisième, heurtée, frénétique, sanglante ; l’attente du vaisseau qui apporte Isolde, et la mort ; — ou le Prélude, ce désir éternel, qui se plaint, se rue et se brise, sans fin, comme la mer.

Une qualité me touche profondément dans Tristan : la probité et la sincérité de ce Wagner, que ses ennemis traitèrent si volontiers de charlatan, ne craignant jamais d’user de moyens extérieurs, grossièrement matériels, pour frapper et étourdir l’attention du public. Quel drame plus sobre, plus dédaigneux des moyens extérieurs, que Tristan ! Il l’est Jusqu’à l’exagération. Wagner s’y est refusé tout pittoresque, tout épisode étranger au sujet. Cet homme qui portait dans sa tête la nature entière, qui faisait à son gré gronder les orages, de la Walküre, ou luire la lumière mouillée du