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TRISTAN


Tristan domine tous les autres poèmes de l’amour, comme Wagner tous les autres artistes du siècle, d’une hauteur de montagne. C’est un monument de puissance sublime. Ce n’est pas une œuvre parfaite, il s’en faut de beaucoup. D’œuvre parfaite, il n’y en a point chez Wagner. L’effort qu’exige la création de tels ouvrages est trop démesuré, pour pouvoir être soutenu ; or il doit être soutenu pendant des années. Ces passions tendues au paroxysme pendant un drame entier ne peuvent être fixées par le musicien en improvisations soudaines, réalisées aussitôt que conçues. Il y faut un labeur furieux et prolongé. Ces colosses à la Michel-Ange, ces âmes de tempêtes, d’une énergie héroïque et d’une complexité décadente, ne sont pas immobilisés, comme l’œuvre du sculpteur ou du peintre, en un moment de leur action ; ils vivent, ils continuent de vivre et de se regarder vivre, dans le détail infini de leurs sensations. Une telle durée d’effort, une telle quantité d’effort n’est presque pas humaine. Le génie peut toucher le Divin ; il peut évoquer et entrevoir les Mères il ne peut demeurer dans ce monde irrespirable. Alors la volonté supplée à l’inspiration ; mais elle est inégale, et bronche sous la tâche. De là, dans les plus grandes œuvres, ces heurts et ces disparates, qui sont la marque de l’humaine débilité. Et bien qu’il y en ait moins peut-être dans Tristan que dans les autres drames de Wagner, et surtout que dans la Gôtter-