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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

En réalité, ce n’est pas à Siegfried que s’adresse la critique de Tolstoy ; et Tolstoy est plus près qu’il ne croit de la pensée de ce drame. Siegfried n’est-il pas aussi l’incarnation héroïque de l’homme libre et sain, de l’homme primitif, sorti directement de la Nature[1] ? Par de tout autres moyens, Wagner combat la civilisation, à qui Tolstoy livre l’assaut ; et si leurs efforts à tous deux sont également grands, le résultat pratique est — il faut


    dont vous ne sauriez avoir d’idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre ; … et ce qu’il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu’applaudissent les spectateurs. À leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par ci, par là quelques sons perçants, et qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu’on applaudit les cris d’une actrice à l’Opéra comme les tours de force d’un bateleur à la foire : on souffre tandis qu’ils durent ; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu’on en marque volontiers de la joie… À ces beaux sons, aussi justes qu’ils sont doux, se marient très dignement ceux de l’orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d’instruments, sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de basses, chose la plus lugubre, la plus assommante que j’aie entendue de ma vie, et que je n’ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n’y a d’ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand, par hasard, il se trouve quelque air un peu sautillant, c’est un trépignement universel ; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand’peine et à grand bruit un certain homme de l’orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu’ils sentent si peu, ils se tourmentent l’oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir après la mesure, toujours prête à leur échapper…, etc. »

    J’ai reproduit ce passage un peu long, pour montrer combien l’impression de l’opéra de Rameau sur ses contemporains ressemblait à celle du drame de Wagner sur ses ennemis. Ce n’est pas sans raison qu’on a fait de Rameau un précurseur de Wagner, comme de Rousseau un précurseur de Tolstoy.

  1. « Suivre les impulsions de mon cœur, c’est là ma loi suprême ; ce que j’accomplis en obéissant à mon instinct, c’est là ce que je dois faire. Cette voix est-elle pour moi maudite ou bénie ? Je ne sais, mais je lui cède, et ne m’efforce jamais d’aller à l’encontre de ma volonté. » (Esquisse de Siegfried, écrite en 1848, — Trad. H. Lichtenberger.)