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WAGNER.

Mais, quand j’y réfléchis aujourd’hui, je trouve que c’est mieux ainsi. La première vertu du génie, c’est la sincérité. Or, si un Nietzsche a dû faire effort pour ne pas comprendre Wagner, en revanche il est naturel qu’un Tolstoy lui soit fermé ; et il serait presque choquant qu’il le comprît. Chacun d’eux a son rôle, et ne doit pas l’altérer : le rêve merveilleux de Wagner, son intuition magique de la vie intérieure, ne nous est pas moins bienfaisant que l’implacable vérité avec laquelle Tolstoy pénètre la société moderne et déchire les voiles hypocrites dont elle se couvre. J’admire donc Siegfried, et n’en goûte pas moins la satire de Tolstoy ; j’aime ce robuste humour, qui est un des caractères les plus frappants de son réalisme, un de ceux qui contribuent le plus à sa ressemblance — que lui-même a notée — avec Rousseau : tous deux, représentants d’une civilisation ultra-raffinée, tous deux apôtres intransigeants du retour à la Nature[1].

  1. Le rude persiflage de Tolstoy rappelle ici les sarcasmes de Rousseau contre l’opéra de Rameau. C’est presque sur le même ton qu’il raille, dans la Nouvelle Héloïse, le pathétique et le fantastique de théâtre. Il est déjà question de monstres, « de dragons, animés par un lourdaud de Savoyard, qui n’a pas l’esprit de faire la bête… On assure qu’il y a une quantité prodigieuse de machines employées à faire mouvoir tout cela ; on m’a offert plusieurs fois de me les montrer ; mais je n’ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts… Le ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres, suspendues à des bâtons ou à des cordes, comme l’étendage d’une blanchisseuse… Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées, et suspendues à une grosse corde en forme d’escarpolette ; entre ces solives est une planche en travers, sur laquelle le dieu s’assied ; et, sur le devant, pend un morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de nuage ce magnifique char… Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s’ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s’élever dans les airs, on leur substitue des démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l’air, suspendus à des cordes, jusqu’à ce qu’ils se perdent majestueusement dans les guenilles du ciel… Mais ce