revêtus d’une peau verte à laquelle adhèrent des écailles. À un bout de la peau, ils agitent une queue ; à l’autre bout, ils font ouvrir une gueule de crocodile, d’où s’échappe du feu. Le dragon, qui a pour tâche d’être épouvantable, — et il épouvanterait sans doute des enfants de cinq ans, — prononce d’une voix de basse certaines paroles. C’est si bête, si puéril, qu’on s’étonne d’y voir assister de grandes personnes ; et pourtant des milliers de gens soi-disant instruits regardent, écoutent avec attention et s’extasient. Arrive Siegfried avec sa corne. Il se couche dans une pause qui est censée être belle, et tantôt il discourt avec lui-même, tantôt il garde le silence. Il veut imiter le chant des oiseaux. Il coupe un jonc avec son glaive, et en fait une flûte. Mais il joue mal de la flûte et se met alors à souffler dans la corne. Cette scène est insupportable. Pas la moindre trace de musique. Je m’exaspérais à voir autour de moi trois mille personnes écouter docilement cette absurdité et l’admirer par devoir. Je parvins encore, à force de courage, à voir la scène suivante, la lutte de Siegfried contre le dragon, — mugissements, feux, brandissements de glaive ; — mais ensuite je n’y pus plus tenir, et je m’enfuis du théâtre avec un sentiment de dégoût qui n’a pu s’effacer jusqu’ici[1].
J’avoue que je ne puis lire cette réjouissante critique sans rire de bon cœur. Je n’éprouve pas ici la sensation pénible que me causent les ironies maladives et mauvaises de Nietzsche. Autrefois, ce m’était un chagrin que deux hommes que j’aimais avec la même affection, deux hommes que je vénérais comme les deux plus grandes âmes de l’Europe, que Tolstoy et Wagner fussent restés étrangers et hostiles l’un à l’autre. Je ne pouvais supporter la pensée que le génie, qui est fatalement condamné à n’être qu’imparfaitement compris de la foule, s’acharne à rendre sa solitude plus étroite et plus amère en se refusant, avec une sorte d’entêtement jaloux, à se rapprocher de ses pairs et à leur tendre la main.
- ↑ Tolstoy, Qu’est-ce que l’Art ? traduction de Halpérine-Kaminsky, pp. 216 et suiv.