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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

n’est pas bien difficile. » Pour se distraire, il va en Italie, à Turin, Gênes, la Spezzia, Nice. « Mais là, dans ce monde étranger, sa solitude lui apparaît si épouvantable qu’il tombe subitement dans un accablement profond, et ne peut assez vite rentrer à Zurich. » C’est alors qu’il écrit la musique insouciante et sereine du Rheingold. Il commence la partition de la Walküre, à une époque où « l’état de souffrance est son état normal », et il découvre Schopenhauer, qui confirme et éclaire son pessimisme instinctif. Il va, au printemps de 1855, donner des concerts à Londres. Il en revient malade, exaspéré de ce nouveau contact avec le monde. Il a grand’peine à reprendre la Walküre. Il la termine « au milieu de fréquents accès d’érysipèle facial ». Il lui faut faire une cure d’hydrothérapie à Genève ; et c’est à ce moment, tandis que gronde déjà dans sa pensée l’idée de Tristan, où il veut peindre « l’amour comme un supplice effroyable », qu’il commence la partition de Siegfried (fin de 1856). L’obsession tyrannique de Tristan ne lui permet pas de l’achever ; il est brûlé par sa fièvre meurtrière ; il abandonne Siegfried, en plein second acte ; et il se jette furieusement dans Tristan : « Je veux satisfaire mon désir d’amour jusqu’au complet assouvissement ; et, dans les plis du drapeau noir qui flotte au dénouement, je veux m’envelopper pour mourir. » — Il ne terminera Siegfried, après plusieurs autres interruptions, que quatorze jans plus tard, à la fin de la guerre franco-allemande, le 5 février 1871.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de cette idylle héroïque. Il n’est peut-être pas mauvais de rappeler de temps en temps au public ce qu’une ou deux heures de distraction pour lui représente souvent d’années de souffrances pour l’artiste[1].

  1. Toutes les citations de Wagner qui précèdent sont extraites des lettres à Roeckel du 14 août 1851, du 12 septembre 1851, du 25 janvier 1854 et du 23 août 1856 ; des lettres à Uhlig de l’été de 1851 et du 12 janvier 1852 ; des lettres à Liszt du 30 mars 1853 et