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WAGNER.

bonne. Mon système nerveux est dans un état inquiétant d’affaiblissement progressif. Ma vie toute d’imagination, sans action suffisante, me fatigue au point que je ne puis plus travailler qu’à de longs intervalles, et en m’interrompant souvent, sous peine de m’exposer à une longue et douloureuse souffrance… Je suis très seul. J’aspire souvent à la mort. » — « Tant que je travaille, je puis me faire illusion ; mais dès que je me repose, l’illusion se dissipe, et alors je suis indiciblement misérable. Oh ! la belle existence d’artiste que voilà ! Comme je la donnerais volontiers pour une semaine de vraie vie ! » — « Je ne comprends pas comment un homme vraiment heureux peut avoir l’idée de faire de l’art. Si nous avions la vie, nous n’aurions pas besoin de l’art. Quand le présent ne nous offre plus rien, nous crions par l’œuvre d’art : « Je voudrais ! » Pour ravoir ma jeunesse, ma santé, pour jouir de la nature, pour une femme qui m’aimerait sans réserve, pour de beaux enfants, je donne tout mon art. Le voilà ! Donne-moi le reste. »

Ainsi est écrit le poème de la Tétralogie, parmi des alternatives, où, comme il le dira plus tard, il a pensé vingt fois « à abandonner l’art et tout, pour redevenir un homme sain, normal, pour redevenir un homme de la nature ». Il se met à en composer la musique dans ce même état de souffrance, chaque jour plus aiguë. « Mes nuits sont le plus souvent sans sommeil ; épuisé et misérable, je sors du lit avec la perspective d’une journée qui ne m’apportera pas une seule joie. La société me torture, et je la fuis, pour me torturer moi-même. Le dégoût me ronge, quoi que j’entreprenne. Cela ne peut pas durer. Je ne peux pas tolérer plus longtemps cette vie. Je me donnerai la mort plutôt que de continuer à vivre ainsi… Je ne crois plus à rien, je n’ai plus qu’un désir : dormir, — dormir d’un sommeil si profond que tout sentiment de misère humaine soit aboli pour moi. Ce sommeil, je devrais bien pouvoir me le procurer : ce