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WAGNER

certains rôles, certaines phrases, de Wotan, de Brùnnhilde, surtout de Siegniund, sont tout proches des Symphonies et des Sonates : je ne puis jouer le récitatif con espressione e semplice de la dix-septième sonate pour piano (op. 31, no 2) sans qu’il évoque pour moi les sombres solitudes des forêts de la Walküre, et le héros fugitif et traqué. Mais, dans Siegfried, ce ne sont pas seulement des ressemblances de détail, c’est l’esprit même de toute l’œuvre, poème et musique. Je ne puis m’empêcher de croire que Beethoven, qui aurait peut-être haï Tristan, eût adoré Siegfried. C’est l’incarnation la plus complète de l’âme de la vieille Allemagne, virginale et brutale, candide et malicieuse, pleine d’humour, de sentimentalisme, de pensée profonde, rêvant de batailles sanglantes et joyeuses, à l’ombre des chênes gigantesques, et au chant des oiseaux.

Il faut bien le dire : pour l’esprit et pour la forme, Siegfried est exceptionnel dans l’œuvre de Wagner. Il déborde de joie. Seuls, les Meistersinger peuvent rivaliser de gaieté avec lui. Et, dans les Meistersinger même, on ne peut trouver un aussi juste équilibre de la poésie et de la musique. Il respire la parfaite santé et le bonheur sans mélange.

Or il est admirable qu’il soit sorti justement de la souffrance et de la maladie. L’époque où Wagner l’écrivit est une des plus tristes de sa vie. — Il en est presque toujours ainsi en art. On se trompe en cherchant dans les œuvres d’un grand artiste l’explication de sa vie. Cela n’est vrai que par exception. Il y a gros à parier, le plus souvent, que ses œuvres disent exactement le contraire de sa vie, — ce qu’il n’a pas pu vivre. L’objet de l’art est de suppléer à ce qui manque à l’artiste. « L’art commence