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WAGNER

fondie d’une belle œuvre en augmente la jouissance. Elle l’éclairé, mais la refroidit. Le mystère se dissipe. Les fragments énigmatiques entendus dans les concerts prenaient des proportions colossales par tout ce que l’esprit y ajoutait. Cette épopée des Nibelungen, d’où nous voyions surgir par éclairs des figures grandioses et étranges, aussitôt disparues, était comme une forêt aux immenses profondeurs, peuplée de tous nos songes. Maintenant nous en avons parcouru les chemins. Nous avons reconnu l’ordre et la raison souveraine qui règnent au milieu du délire apparent de l’imagination. Les héros se montrent en pleine lumière ; les moindres plis de leurs visages nous sont familiers, et nous n’éprouvons plus en leur présence l’émotion confuse et puissante des premiers jours.

Mais peut-être est-ce là simplement le fait de quelques années de plus ; et si je ne retrouve pas mon Wagner d’autrefois, c’est que je ne me retrouve plus moi-même. L’œuvre d’art, surtout l’œuvre musicale, se transforme avec nous. Ce qui me frappe aujourd’hui dans Siegfried, par exemple, n’a rien de mystérieux : c’est la clarté du génie, la netteté vigoureuse du dessin, la franchise et la force virile, la santé extraordinaire de l’œuvre et du héros.

Quand je pense que le pauvre Nietzsche, dans sa maladie de détruire tout ce qu’il avait adoré, et de poursuivre chez les autres la « Décadence », qui était en lui, l’incarne dans Wagner, — et qu’entraîné par sa verve et par sa manie de paradoxe, qui serait risible, si l’on ne se rappelait que ces étranges boutades n’étaient pas écloses en des heures de joie, il lui dénie ses qualités les plus évidentes : la force, la volonté, l’unité, la logique, l’art du développement ! Ne s’amuse-t-il pas à comparer le style de Wagner à celui des Goncourt, faisant de lui, par une ironie divertissante, un grand miniaturiste, le poète des « demi-teintes », le musicien des préciosités et des mélancolies, si délicat et si mou « qu’après lui,