tour à tour sublime, grotesque et touchant. Spectacle saisissant que celui de milliers d’hommes que possède une mélodie !… Quelle place avait dans ma vie ce concert du dimanche ! Je ne vivais toute la semaine que dans l’attente de ces deux heures ; et quand elles étaient passées, j’en réchauffais en moi le souvenir jusqu’au dimanche suivant. Cette fascination de la jeunesse par la musique de Wagner a souvent inquiété ; on y a vu un poison pour la pensée, un danger pour l’action. Mais je ne sache pas que la génération, qui s’enivrait alors de Wagner, se soit depuis désintéressée de l’action ; et comment ne comprend-on pas que si cette musique était un tel besoin pour nous, c’est qu’elle était pour nous non la mort, mais la vie ! Enfermés, étiolés, dans une civilisation urbaine et livresque à l’excès, loin de l’action, loin de la nature, loin de toute vie vraie et forte, nous nous abreuvions avidement de l’âme la plus sincère, la plus héroïque, la plus généreuse, une âme toute remplie de toutes les passions du monde et de tous les souffles de la terre. Dans les Meistersinger, dans Tristan, dans Siegfried, nous allions boire la joie, l’amour, la force, qui nous manquaient.
Au temps où je sentais si violemment la séduction de Wagner, il y avait toujours quelques délicats parmi les Wagnériens mes aînés pour rabattre mon admiration, et dire, avec un sourire dédaigneux : « Ce n’est rien. On ne peut juger de Wagner au concert. Il faut l’entendre au théâtre, à Bayreuth. » — Depuis, j’ai été plusieurs fois à Bayreuth ; j’ai vu l’œuvre de Wagner à Berlin, à Dresde, à Munich, et dans d’autres villes d’Allemagne : jamais je n’ai retrouvé mon ivresse d’autrefois. On a bien tort de prétendre que la connaissance appro-