Page:Rolland - Musiciens d’aujourd’hui.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
WAGNER

De quel trouble magique elle me pénétrait ! Tout m’était mystérieux en elle : les sonorités nouvelles de l’orchestration, les timbres, les rythmes, les sujets ; toute la poésie sauvage du lointain moyen âge, des légendes barbares, et la fièvre obscure de nos désirs et de nos angoisses cachées. Je ne comprenais pas bien. Comment l’aurais-je pu ? Ces pages étaient arrachées à des œuvres qui m’étaient inconnues. Il était presque impossible de saisir l’enchaînement des idées musicales : l’acoustique de la salle, la mauvaise disposition de l’orchestre, la maladresse des exécutants, altéraient constamment le dessin ou changeaient le rapport des couleurs ; tel trait qui aurait dû dominer se trouvait effacé, tel autre était dénaturé par l’inexactitude du mouvement, ou la justesse douteuse. Encore aujourd’hui, où nos orchestres de concerts se sont formés par des années d’études, il m’arrive souvent de ne pouvoir suivre la pensée de Wagner, pendant des scènes entières, que parce que je connais la partition. La netteté du chant, et par suite l’intelligence du sentiment, disparaît, étouffée sous les accompagnements. S’il en est ainsi maintenant, combien l’obscurité devait être plus grande alors ! N’importe ! Je me sentais enveloppé de passions surhumaines. Un souffle puissant renouvelait mon souffle et me remplissait de joies et de douleurs également bienfaisantes : car les unes comme les autres respiraient la force, qui est toujours une joie. Il me semblait qu’on m’avait arraché mon cœur d’enfant, et qu’on l’avait remplacé par un cœur de héros.

Et je n’étais pas le seul. Je voyais autour de moi, sur les visages de mes voisins, le reflet des émotions que je sentais en moi. Qui dira ces expressions d’une salle de concert, ces pauvres figures, si médiocres pour la plupart, marquées par l’usure d’une vie sans idéal et sans intérêt, éteintes, endormies, et que ressuscite pendant quelques instants l’âme divine de la musique ? Cela est