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BERLIOZ

et accomplir l’œuvre qu’il inaugura avec une superbe énergie, — et dont il eut peur !

Après tout, comment s’étonner qu’il ait pu défaillir sous sa lourde mission ! Il était si seul[1] ! Plus on s’éloignera de lui, plus il paraîtra seul, — seul à une époque qui comptait des Wagner, des Liszt, des Schumann, des Franck, — seul, portant tout un monde en lui, dont ses ennemis, ses amis, ses admirateurs, lui-même, n’avaient pas entièrement conscience, — seul et torturé par sa solitude. Seul : c’est le mot que répète la musique de sa jeunesse et celle de sa vieillesse : la Symphonie fantastique et les Troyens. C’est le mot que je lis dans le portrait que j’ai sous les yeux, en écrivant ces lignes, le beau portrait des Mémoires, dont le regard triste et dur semble fixer, sur son temps qui le méconnut, un reproche douloureux.

  1. Cette solitude avait frappé Wagner : « L’isolement de Berlioz ne s’étend pas seulement à sa situation extérieure ; c’est avant tout cet isolement qui est le principe de son évolution intellectuelle : si Français qu’il soit, si réelles que soient les sympathies qui unissent son essence, sa tendance à celle de ses concitoyens, il n’en reste pas moins seul. Il ne voit personne devant lui sur qui s’étayer, à ses côtés personne sur qui s’appuyer. » (Article déjà cité, 1841.) — Plus on relit les jugements de Wagner, plus on se convainc que ce n’est pas l’intelligence, mais la sympathie, qui lui manqua, pour comprendre Berlioz. Au fond, je ne doute point qu’il ne sût exactement quel était son grand rival. — Mais il ne l’a point dit, — sinon peut-être dans un étrange papier, qui n’était certes pas fait pour être publié, et où il le compare, lui aussi, à Beethoven — et à Bonaparte. (Autographe de la collection Alfred Bovet, publié par Mottl dans les revues allemandes, et par M. Georges de Massougnes dans la Revue d’art dramatique (janvier 1902.) M. Tiersot l’a reproduit dans son livre, p. 260-1.