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BERLIOZ

derniers quatuors sont des symphonies descriptives de son âme, bien autrement poussées que les symphonies de Berlioz : Wagner a pu analyser l’un d’eux sous le nom d’ « une journée de Beethoven ». Beethoven s’attache constamment à traduire en musique le monde profond du cœur, ces infiniment petits de l’âme, qui ne peuvent s’exprimer nettement par les mots, mais qui sont aussi précis, plus précis que les mots : car un mot, étant abstrait, résume de nombreuses expériences et renferme beaucoup de sens différents. La musique est mille fois plus nuancée et plus exacte que la parole ; et non seulement elle a le droit d’exprimer des sentiments et des sujets précis, mais elle en a le devoir. Et si elle ne le fait pas, elle n’est pas la musique, elle n’est rien. — Berlioz est ici le fidèle héritier de la pensée de Beethoven. La différence entre une œuvre comme Roméo et une symphonie de Beethoven, c’est que Berlioz, semble-t-il, veut appliquer l’expression musicale à des sujets et des sentiments objectifs, indépendants de lui. Mais je ne vois pas qu’il soit plus interdit à la musique qu’à la poésie de sortir du spectacle du moi, et de tâcher de peindre le drame de l’univers. Shakespeare vaut Dante. Au reste, on peut ajouter que, chez un homme comme Berlioz, c’est toujours lui-même qu’on retrouve dans toutes ses œuvres : c’est son âme affamée d’amour et dévorée de néant, qui transparaît au travers de toutes les scènes de Roméo.

Je ne veux pas prolonger une discussion, où il y aurait encore tant de choses à dire. J’ajouterai seulement : Renonçons donc une bonne fois à ces absurdes prétentions de réglementer l’art. Ne disons pas : « La musique peut… La musique ne peut pas exprimer telles ou telles choses. » Disons : « S’il plaît au génie… ». Tout est possible au génie ; et, s’il lui convient demain, la musique sera peinture et poésie. Berlioz l’a bien prouvé dans son Roméo.