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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

l’orchestre. Je ne puis dire l’effet produit sur moi par cette imitation (car ce n’est pas autre chose) d’une suite de sons par une suite de gestes. Je n’ai jamais pu la voir sans indignation, ou sans rire. Le curieux, c’est que, quand on entend ce passage au concert, on voit le geste. Sur la scène, on ne le « voit » plus, ou il paraît enfantin. La libre action se raidit dans l’armure musicale ; et la convention absurde de tels spectacles éclate. La musique, à elle seule, dessine nettement la stature et la marche des géants du Rheingold ; elle fait jaillir la foudre, et lance l’arc-en-ciel sur les nuées. Au théâtre, c’est un jeu de marionnettes. On sent, au théâtre de musique, l’abîme infranchissable entre la musique et le geste. La musique est un monde à part. Quand elle veut peindre le drame, ce n’est pas l’action réelle qui se reflète en elle ; c’est une action idéale, transfigurée par l’esprit, perceptible seulement pour le regard intérieur. La pire sottise est de mettre en présence les deux visions : celle des yeux, celle de l’âme. Deux fois sur trois, elles se détruisent l’une l’autre.

L’autre thèse, opposée à la symphonie à programme, est la thèse prétendue classique (elle n’est classique en rien) : « La musique, dit-on, n’est pas faite pour exprimer des sujets précis. Le vague lui convient. Plus elle est imprécise, plus son pouvoir est grand, plus elle suggère de choses. »

Je commencerai par demander : qu’est-ce qu’un art imprécis ? Qu’est-ce qu’un art qui serait vague ? Est-ce que les deux mots ne jurent pas ensemble ? Est-ce que ce bizarre accouplement peut seulement exister ? Un artiste pourrait-il rien écrire, s’il ne concevait clairement ? Pense-t-on qu’il compose au hasard, comme le génie souffle ? — Il faut qu’on se dise bien ceci : une symphonie de Beethoven est une œuvre précise, jusqu’en ses derniers replis ; et Beethoven avait, sinon l’intelligence, l’intuition nette de tout ce qu’il faisait. Ses