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BERLIOZ

produisait sur Berlioz[1], et dont la musique de la Damnation, de Roméo, des Troyens, est tout imprégnée.

Mais il est d’autres caractères de ce génie, que l’on reconnaît moins, et qui ne sont pas moins exceptionnels, Et le premier de tous, le sens de la pure beauté. Le romantisme extérieur de Berlioz ne doit pas faire illusion. Il y avait en lui une âme virgilienne ; et si son coloris rappelle Weber, son dessin est souvent d’une suavité italienne. Wagner n’a jamais eu ce don de la beauté, au sens latin. Qui a senti, comme Berlioz, la nature du Midi, les belles formes, les mouvements harmonieux ? Qui, depuis Gluck, a retrouvé comme lui le secret de la beauté antique ? Depuis l’auteur d’Orphée, personne n’a sculpté en musique un bas-relief d’une perfection égale à l’entrée d’Andromaque, au second acte des Troyens à Troie. Le parfum de l’Énéide enveloppe la nuit d’amour des Troyens à Carthage, sous le ciel lumineux, près de la mer sereine. Certaines de ses mélodies sont comme des statues grecques, comme le pur dessin de frises athéniennes, comme les nobles gestes des belles filles italiennes, comme le souple profil des collines albaines au sourire divin. Il a fait plus que sentir et traduire en musique cette « beauté méditerranéenne », il a créé des êtres qui pourraient prendre place dans la tragédie grecque. Sa Cassandre, à elle seule, suffirait à lui assurer le rang d’un des plus grands poètes tragiques qu’il y ait eu en musique. Et cette Cassandre, digne sœur de la Brünnhilde de Wagner, a sur elle l’avantage

  1. « … Vous êtes donc en train de faire fondre les glaciers en composant vos Niebelungen ! Cela doit être superbe d’écrire ainsi en présence de la grande nature !… Voilà encore une jouissance qui m’est refusée ! Les beaux paysages, les hautes cimes, les grands aspects de la mer m’absorbent complètement au lieu de provoquer chez moi la manifestation de la pensée. Je sens alors et ne saurais exprimer. Je ne puis dessiner la lune qu’en regardant son image au fond d’un puits. (Berlioz à Wagner, 10 septembre 1855.)