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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

souvenir d’une belle vie héroïque, — qui se répète en mourant le mot sinistre de Shakespeare, qui ouvre et qui ferme les Mémoires :


Life’s but a walking shadow… La vie n’est qu’une ombre qui passe, — un pauvre comédien qui, pendant son heure, se pavane et s’agite sur le théâtre, et qu’après on n’entend plus ; — un conte récité par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui n’a aucun sens[1]

Telle fut l’âme malheureuse, vacillante et troublée, qui se trouva unie à un des génies les plus audacieux du monde. — Exemple bien frappant de la différence qui peut exister entre le génie et le grand homme, — car les deux mots ne sont pas synonymes. Qui dit grand homme, dit grandeur d’âme, hauteur de caractère, puissance de volonté, et surtout unité morale. Et je comprends qu’on puisse refuser ces qualités à Berlioz. Mais qu’on nie son génie musical, qu’on puisse chicaner cette force prodigieuse, — et c’est pourtant ce qu’on fait encore, journellement, à Paris, — est lamentable et risible. Qu’on l’aime, ou qu’on ne l’aime pas, une seule de ses œuvres, une seule partie d’une seule de ses œuvres, un morceau de la Fantastique, l’ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie, je ne

  1. Blaze de Bury le rencontra peu de temps avant sa mort. « Un soir d’automne. Sur le quai. Il revenait de l’Institut. Pâle, amaigri, voûté, morne et fébrile, on l’eût pris pour une ombre. Son œil même, son grand œil fauve et rond, avait éteint sa flamme. Un moment, il serra notre main dans sa main fluette et morte, puis disparut dans le brouillard, après nous avoir dit ces vers d’Eschyle, d’une voix où le souffle n’était déjà plus : « Oh ! la vie de l’homme ! Lorsqu’elle est heureuse, une ombre suffit à la troubler. Malheureuse, une éponge mouillée en efface l’image, et tout est oublié… » (Musiciens d’hier et d’aujourd’hui.)