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MUSICIENS D’AUJOURD’HUI.

saires à l’esprit humain, et naissent de lui, comme les insectes naissent des marécages[1]… Vous me faites rire avec ces vieux mots de mission à remplir ! Quel missionnaire ! Mais il y a en moi une mécanique inexplicable, qui fonctionne malgré tous les raisonnements, et je la laisse faire, parce que je ne puis l’empêcher de fonctionner. Ce qui me dégoûte le plus, c’est la certitude où je suis de la non-existence du beau pour l’incalculable majorité des singes humains[2]… L’énigme insoluble du monde, l’existence du mal et de la douleur, la folie furieuse de la race humaine, sa stupide férocité qu’elle assouvit à toute heure et en tous lieux sur les êtres les plus inoffensifs et sur elle-même, m’ont réduit à l’état de résignation morne et désespérée du scorpion entouré de charbons ardents. Tout ce que je puis faire, c’est de ne pas me percer de mon dard[3]… — Je suis dans ma soixante et unième année, je n’ai plus ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées, je suis seul, mon mépris pour l’imbécillité et l’improbité des hommes, ma haine pour leur atroce férocité, sont à leur comble, et à toute heure, je dis à la mort : « Quand tu voudras ! » Qu’attend-elle donc[4] ?


Et cette mort qu’il implore, il en a peur. C’est le sentiment le plus fort, le plus âpre, le plus vrai qu’il y ait en lui. Aucun musicien, depuis le vieux Roland de Lassus, ne l’a jamais éprouvé avec cette intensité. Rappelez-vous l’insomnie de Hérode dans l’Enfance du Christ, ou le second monologue de Faust, ou les angoisses de Cassandre, ou l’enterrement de Juliette : partout vous retrouverez ce souffle terrible du néant. Le malheureux homme en était ravagé. Les lettres publiées par M. Julien Tiersot attestent cette hantise :


Ma promenade favorite, surtout quand il pleut, quand le ciel pleure à flots, est le cimetière Montmartre, voisin de

  1. Lettre à l’abbé Girod, voir Hippeau : Berlioz intime, p. 434.
  2. Lettre à Bennet, ibid. — Il ne croit pas à la patrie. « Patriotisme ! Fétichisme ! Crétinisme ! » (Mémoires, II, 261.)
  3. À la princesse de Wittgenstein, 22 juillet 1862.
  4. Mémoires, II, 391-2.